Le réel transfiguré
Exempte de sentimentalisme, la peinture de Michel LABLAIS fascine et déconcerte par son extrême rigueur formelle. Attiré par l’anatomie dès sa plus tendre enfance, Lablais déroute et nous met parfois mal à l’aise par la froideur analytique avec laquelle il décortique le monde vivant. Certains ont cru voir dans son œuvre une certaine «cruauté». Rien cependant, dans ses propos, ne paraît sérieusement valider cette lecture. La réponse est plutôt du côté du sommeil qui nous révèle sans ménagement la face cachée des choses que nous croyons connaître. Car Lablais, comme beaucoup d’artistes, s’applique à explorer ses rêves, à en extraire l’inattendu, à en interroger l’irrépressible fantaisie.
Né en 1925, Michel Lablais fut un enfant tardif. Fils unique, il tira grand profit de l’ouverture d’esprit de ses parents, personnages anticonformistes qui lui laissèrent la liberté de trouver lui-même sa voie. Doué d’une nature contemplative et d’un esprit alerte (le moindre objet tombant devant ses yeux captait toute son attention), il aurait aussi bien pu devenir entomologiste.
Mais le dessin, très tôt, l’attira avec force. Peu après ses études à l’Ecole des Arts Appliqués (1941-1944), Michel Lablais s’engagea comme cartographe en Indochine (1945-1947). A la lueur de cet épisode, on comprend mieux l’application de sa peinture qui souvent s’apparente aux planches et documents scientifiques. Très attiré par les voyages, ce jeune homme épris de dépaysement eut, peu de temps après, l’occasion de découvrir l’Océanie de Gauguin et les Nouvelles Hébrides (1949-1954).
Mais c’est d’abord en ethnologue qu’il aborda le monde mélanésien, allant jusqu’à tourner un film sur le sujet. Il avait sans cesse un carnet de croquis à la main et c’est finalement à la peinture qu’il devait consacrer sa vie.
En 1956, l’artiste présenta, à Paris, sa première exposition personnelle. Depuis lors, sa production artistique fut d’une grande régularité. Salué par de nombreux écrivains et poètes, son langage se situe en dehors de toute école, de toute norme ou souci d’appartenance à un mouvement intellectuel. D’un singulier raffinement, elle privilégie l’aquarelle, choix qui, compte tenu des formats fréquemment imposants des œuvres, paraît on ne peut plus original.
D’une grande cordialité, Lablais parle assez volontiers de son travail dont l’essentielle motivation est d’abord le plaisir de peindre. N’ayant aucune doctrine, aucun « message » à faire passer, il n’éprouve nul besoin de justifier quoi que ce soit. « La naissance et la mort me fascinent, déclare-t-il. Mais c’est l’entre-deux qu’il s’agit d’apprécier et de gérer au mieux. Dans ma peinture, je considère les gens, les insectes et les plantes comme des objets. Ils constituent une mécanique dont j’ai envie de comprendre le fonctionnement interne. Je vois d’abord les choses comme un théâtre. Mais je ne suis ni complexé, ni malheureux. Pour ce qui est de ma personnalité, je suis davantage un instinctif qu’un raisonneur. En fait, je suis tout le contraire d’un fanatique. Pour moi, une vie réussie, c’est une vie qui permet d’accomplir ses rêves d’enfant ».
Si Lablais, quelquefois, revisite certains chefs-d’œuvre, c’est d’abord parce qu’il les aime. Sinon, pourquoi s’y attarder ? Mais la lecture qu’il nous propose en bouscule quelque peu l’ordonnance et l’intention originelles. Elle introduit dans le tableau une nuance d’humour noir. Ainsi, sa vision d’Œdipe et le Sphinx (1973) nous montre le « héros » s’adressant à un buste écorché posé en haut d’un escabeau. Quant à Marat dans sa baignoire (1972), il est réduit à un pantin articulé, actionné par un jeu de poulies.
Chez Lablais, l’homme et la femme nous sont montrés bien au-delà de leur nudité. Nous accédons à leurs viscères, aux circonvolutions de leur cerveau, à une partie de leur squelette, comme s’il voulait nous rappeler que toute vie, fût-ce celle d’un souverain ou d’une héroïne romantique, n’est qu’un souffle éphémère que toute partie, comme dit le sage, n’est qu’un campement dans le désert. Y déceler un penchant morbide revient à se méprendre sur les « mobiles » du peintre qui sait, à sa manière, user (en d’autres circonstances) d’un ton drôle et léger, comme le prouvent ses « variations » sur le thème du radis.
« Agatha Christie n’a jamais tué personne, se plait à relever Lablais. Un véritable criminel serait peut-être bien incapable d’écrire trois lignes de roman noir. De même, un acteur jouant une tragédie n’est pas, à moins d’être fou, impliqué dans le destin ou le drame qu’il interprète ». Pour cet affable septuagénaire, l’homme n’est en effet qu’un maillon du règne animal. Son inclination pour l’Orient, continent qui, en général, ignore la sensiblerie, correspond à une certaine disposition d’esprit. Il observe la nature comme un réservoir de merveilles, témoin cette constante attirance pour les insectes et les oiseaux (seuls animaux qu’il aimerait avoir pour compagnons de vie). Et, contrairement aux apparences, il est plus curieux que cruel. Vétérinaires et médecins ne voient d’ailleurs nulle cruauté dans son travail. Confrontés à l’anatomie et la physiologie des êtres, ils ne peuvent être heurtés par les thèmes de sa peinture. En revanche, certaines personnes se disent très perturbées par le changement d’échelle qu’imposent ses natures mortes ou ses plats de cuisine chinoise. C’est aussi que Lablais récuse tacitement toute complaisance anthropocentrique. Le monde s’offre à lui comme un tout, une vaste encyclopédie où les formes composent une manière de symphonie inachevée. Il aime aussi l’aspect moelleux des oreillers, ces discrets compagnons du rêve.
A une époque où les tyrans sont devenus de véritables «industriels du crime», on est surpris qu’une œuvre peinte puisse encore choquer les esprits. Mais cela fait sans doute partie des nombreux paradoxes humains. Toute œuvre d’art est un miroir. Celui qui s’y regarde y voit parfois s’agiter ses propres angoisses. Mais une pomme reste une pomme et une peinture un simulacre qu’on ne saurait confondre avec la vie.
Luis PORQUET
Avril 2001